PÉRIGNAC : MÊLÉÜS ET LES CITÉS DE L’AN 2200

Le missionnaire baissa la tête tristement pour ensuite s’asseoir un moment avec ces enfants illégaux. Ils étaient malheureux, cela se voyait dans leurs yeux et puis, leur méfiance était telle qu’il fallut l’intervention du nain pour qu’ils acceptent de parler à son ami. Ce que Balthazar ne semblait pas réaliser, c’est que ces enfants n’avaient pas demandés à naître dans un quartier de rejetés sociaux. À moins qu’ils trouvent un jour un endroit dans le monde pour s’épanouir comme des fleurs de la liberté, il fallait s’attendre à les voir nourrir davantage cette haine qu’ils entretenaient naturellement envers les étrangers. Paichel savait fort bien que c’était normal de désirer procréer, mais se demandait tout de même s’il n’y avait pas là une sorte d’irresponsabilité morale de la part des parents que de devoir faire des enfants illégaux? Une certaine pudeur empêchait notre homme de dire à Balthazar qu’il avait manqué de jugement en s’imaginant pouvoir imposer son droit à la paternité dans une société qui ne voulait plus rien de lui...encore moins de sa progéniture et descendance. Humainement parlant, Balthazar et les autres parents possédaient les mêmes droits que les autres. Malheureusement pour eux, ils ne vivaient pas dans une société humanitaire, mais dans un monde où l’homme n’y avait plus sa place. Les logiciels et les ordinateurs le remplaçaient partout et par conséquent, il ne fallait surtout pas trouver immoral que des machines n’éprouvent aucun sentiment. Pour elles, des illégaux ne devaient pas naître et donc elles rétablissaient l’ordre en les faisant disparaître. La seule chose que les médecins pouvaient faire en fin de compte, c’était de trouver la manière la plus humanitaire de les éliminer de la société. Paichel dit bientôt au nain attristé :

- Je ne sais vraiment pas grand chose sur cette clinique de la tranquillité. Est-ce une prison, un mouroir, un hôpital ou quoi au juste?

- Nous allons marcher un peu, lui répondit le nain qui ne tenait pas à parler en présence des enfants.

Le petit homme le conduisit dans une sorte de tour, faite d’amas de verre que les urbanistes faisaient jeter dans ce quartier lorsqu’on le jugeait inutile pour la construction. Les habitants de la Plus Belle l’utilisaient donc pour se bâtir des petites tours d’observation un peu partout afin de pouvoir regarder par-dessus le mur de la honte. On aurait dit des genres de silos, dressés comme des pignons arrondis et surtout si opaques que les illégaux pouvaient voir la grande artère principale de Centromax sans être vu par les citadins. Une fois au sommet de la tour, le nain fixa aussitôt l’un des hauts lampadaires de cette avenue en demandant à Paichel de lui dire à quoi ressemblaient les poteaux rectangulaires sur lesquels se trouvaient des boules lumineuses.

- Je ne sais pas, mais c’est très joli. On dirait des grappes de raisins sur des tiges composées de petits blocs de construction.

- Ce ne sont pas des blocs mais des urnes funéraires, lui répondit son ami en esquivant un sourire de politesse. Tu vois, nous n’avons pas de cimetière dans cette cité et encore moins de salons funéraires. Lorsqu’un citoyen meurt, il est brûlé rapidement et ses cendres sont enfermées dans ces urnes qui ont vraiment l’apparence de briques. On n’hésite pas à s’en servir pour bâtir des maisons ou des centres commerciaux puisque les gens ignorent pour la plupart qu’ils vivent entourés de cercueils. J’ai su par un ancien collègue du cirque des héros, où j’y travaillais jadis comme ajusteur de patins, que mes enfants se trouvent dans l’une de ces cent urnes du lampadaire que tu vois là-bas, juste derrière le banc public. Tu sais, je monte dans cette tour plusieurs fois par jour pour tenter de deviner dans laquelle ils se trouvent exactement. Je sais bien que cela ne me ramènera jamais mes enfants mais si je découvre avec un peu de chance une copie du fichier officiel des décès, je saurai au moins où diriger mon regard lorsque je leur parlerai de ma tristesse.

- Je compatis avec ta douleur, mais je ne pense pas que ces cendres puissent encore appartenir à tes enfants. Lorsque tu veux leur parler, ferme simplement les yeux puisque c’est le chemin le plus court pour entrer en contact avec ceux que l’on aime.

- Je sais bien que tu as raison, lui dit le nain. Mais laisse-moi croire qu’ils sont encore là, Paichel.

Le missionnaire comprit qu’il devait redescendre seul afin de laisser le pauvre homme fixer ce lampadaire mortuaire en pleurant ses enfants. Paichel se fit aussitôt aborder par la voyante qui tenait absolument à lui parler sans témoins. Elle l’attira chez elle pour ensuite s’installer nerveusement devant une boule de cristal qu’elle caressa un moment en disant :

- Je vois quelque chose de terrible qui doit survenir bientôt dans cette cité à cause de toi. Rassures-toi, je ne vois rien dans cette boule qui me sert uniquement à me concentrer sur tes énergies. Elles me parlent exactement comme des voix lointaines, mais si tu demeures là, je vais pouvoir te révéler ce qui m’angoisse depuis que tu es arrivé dans notre quartier. Je te demande juste un peu de temps pour que tes énergies imbibent cette pièce.

- Pardonne-moi, Sara, mais Balthazar doit sûrement se demander où je suis passé. Il faudra combien de temps encore avant que tu puisses lire mes énergies?

- Ne te moques pas de moi, je vais te prouver que je suis douée pour capter les énergies des gens en te disant sans détour que tu n’es pas Mêléus Denlar Paichel, comme tu le dis, mais un autre missionnaire qui utilise le même nom. Je vois des lettres devant moi qui cherchent à se placer. Il y a le mot NAC ou peut-être bien NAK. Oui, il est associé à de la terre.

Le missionnaire cessa de sourire en réalisant que cette femme possédait de véritables dons pour découvrir qu’il n’était pas vraiment celui qu’il disait être. En réalité, Mêléus Denlar Paichel était le faux jumeau de Fontaimé Denlar Paichel qui accomplissait des missions dans le temps comme lui. Comme il ne pouvait suffire à la tâche, c’est l’esprit d’un ancien Maître Atlante du nom d’ANAKILIMON qui accepta de le seconder, à son insu d’ailleurs, dans le but d’accomplir d’autres missions à travers les siècles en se faisant passer pour lui. C’était donc vraiment surprenant que Sara puisse le deviner et même spécifier que son nom avait un lien avec la terre. En effet, dans le nom d’Anakilimon, on y trouve celui de limon : glaise, terre rouge.

- D’accord, mon véritable nom est Anakilimon. Maintenant, peux-tu me parler de ce malheur qui arrivera à cause de moi?, lui demanda l’homme d’une voix troublée.

- Je pense m’être mal exprimé en employant le mot “ malheur ”. C’est quelque chose de terrible qui va arriver à cause de ton intervention, mais je ne sais pas encore si c’est malheureux comme événement.

- Je vais te le dire : c’est la fin du règne d’Hector puisque mes Maîtres de l’invisible veulent redonner aux humains leurs droits ancestraux en gouvernant eux-même leur planète. C’est peut-être un malheur s’ils refont les mêmes erreurs que les anciennes civilisations, mais s’ils demeurent sous l’emprise du système Hectorien, c’est lui qui les détruira en les privant de sentiments humains. L’homme est fait pour être libre d’agir quoi qu’il advienne. C’est ainsi qu’il fut créé par Dieu et non la machine. Il s’est laissé tromper par son propre génie et devra apprendre à s’en méfier lorsque mes Maîtres feront en sorte de lui redonner sa place sur Terre.

L’homme se leva et embrassa la voyante sur les deux joues avant de lui fausser compagnie. Il retrouva son ami Balthazar au pied de la tour et encore les yeux rougis.

- Pardonne-moi de t’avoir ennuyé avec mes souvenirs, lui dit le nain en s’appuyant dos à la tour. Je voulais simplement répondre à ta question concernant cette clinique qui ne ressemble en rien à un mouroir, mais plutôt à une salle de concert. Les mourants s’installent confortablement dans une chaise et écoutent une douce musique de relaxation avant de s’endormir malgré eux. Des sons subliminaux les plongent dans un profond sommeil sans retour puisqu’ils agissent directement sur le cerveau pour l’obliger à cesser toute forme d’activité. Après c’est la mort et l’incinération.

- Les gens savent-ils qu’ils ne sortiront jamais vivants de cette salle de concert?

- Ils l’ignorent puisque selon la loi, ils ont le droit de mourir par injection rapide. Lorsqu’un citoyen désire mourir, il se présente simplement devant un conseil de spécialistes qui évaluent alors son importance dans la société. J’ai vu des vieillards se faire refuser cette injection mortelle avant d’avoir accompli leur mandat social. Certains se suicident en s’imaginant échapper à ce conseil de médecins, mais notre science est assez avancée pour ressusciter les morts, à moins qu’on ne puisse prélever la plaque qui est introduite dans notre cerveau le jour même de notre naissance.

- C’est votre mémoire qui est finalement introduite dans un autre corps?

- Oui, c’est exactement ce qui arrive à certains citoyens qui aimeraient mourir et qui sont constamment obligés de poursuivre leurs recherches scientifiques en empruntant le corps de jeunes coureurs du cirque qui sont morts médicalement au cours d’un tour de piste. Leurs corps sont encore chauds lorsqu’ils sont transportés rapidement dans une salle de chirurgie afin de servir de nouveau corps à un scientifique.

- Tu veux bien m’expliquer en quoi consiste ce sport mortel?

- Il s’agit d’une course en patin à roulettes autour d’une longue piste circulaire. On lui donne le nom de cirque puisque tous les coureurs sont masqués comme des clowns souriants. Le public n’aime pas voir des athlètes grimacer lorsqu’ils se font toucher par des concurrents armés de petites tiges électrifiées. Le choc n’est pas mortel en soi, mais la chute de ceux qui se font toucher en roulant rapidement est souvent fatale.

- C’est barbare comme jeu, lui répondit Paichel en grimaçant.

- Tu sais, les jeunes aiment se valoriser et ce sport leur permet de risquer leur vie pour obtenir du prestige social. Les coureurs du cirque mènent une vie trépidante pendant leurs heures de gloire, mais elle ne dure jamais plus de quelques années. Pour être le meilleur, il faut rouler le plus vite, sans quoi on risque de se faire toucher par un concurrent. Mon travail était justement d’ajuster les patins pour qu’ils offrent le maximum d’efficacité. Malheureusement pour moi, j’ai mal vissé l’une des roues d’un patin qui appartenait au favori de la course. Il s’est tué sans avoir été touché par un concurrent et j’ai eu droit à cette réclusion permanente dans ce quartier-poubelle.

Paichel trouvait cette cité moderne encore plus sinistre qu’à son arrivée après avoir entendu Balthazar lui expliquer les règles de ce sport de patins à roulettes. Il aurait aimé pouvoir l’interdire, mais cela n’était pas en son pouvoir d’intervenir dans ce domaine. De toute manière, il connaissait trop bien la nature humaine pour savoir que les foules aiment les sensations fortes. En autant que ce sont les sportifs qui se tuent à faire les clowns, on admet volontiers que la compétition est nécessaire pour stimuler les athlètes. Ils doivent donner le maximum pour être performants même si cela les oblige à répondre à un standard qui met leur vie en danger. Dans la cité Centromax, des jeunes coureurs, presque des enfants, rêvaient de gloire et la société n’éprouvait aucun scrupule à les voir se tuer comme des héros inconnus. On ne voulait pas s’attarder à s’émouvoir sur les perdants et pourtant, c’étaient eux qu’on souhaitait voir trébucher mortellement.

Le missionnaire se fit reconduire dans sa nouvelle maison si on peut s’exprimer ainsi. Celle-ci avait l’apparence d’un fond de bouteille ce qui fit sourire notre homme. Au fond de l’unique pièce arrondie, Ludevick Mayer ronflait sur un coussin en l’attendant. Paichel allait devoir partager ce modeste logement avec lui et Amanda. On ne sait d’ailleurs comment celle-ci se retrouva subitement à son cou pour lui faire ensuite une jambette, mais il se retrouva sur le dos avant même de pouvoir revendiquer le droit d’y réfléchir avant de faire l’amour. Il faut dire que notre homme ne se débattait pas du tout dans ce jeu surprise. Ludevick se réveilla pour aussitôt se retourner de l’autre côté avant de se rendormir comme un vrai paresseux. En effet, l’ancien directeur de la sécurité publique passait plus de temps à dormir qu’à participer aux activités du quartier. Il n’aimait pas s’impliquer en rien, pas même aux ébats sexuels communautaires comme c’était fréquent entre les rejetés et même dans les autres couches sociales de Centromax. La seule différence se trouvait dans le libre choix de ses partenaires chez les marginaux, alors que les citoyens ordinaires devaient respecter la loi sélective selon leurs rangs sociaux.

Lorsque Paichel se fit libérer de sa charmante compagne, il la vit s’éloigner en lui souriant. Amanda était comme un joli papillon qu’il ne fallait surtout pas empêcher de voler vers d’autres aventures amoureuses. Ludevick se réveilla en demandant à Paichel s’il était l’heure de manger.

- Je ne sais pas à quelle heure vous prenez vos repas dans ce quartier, lui répondit son compagnon en haussant les épaules.

-Mais il faudra t’en rappeler si tu veux avoir de la bouffe. Les chariots arrivent toujours à dix heures et à vingt heures, soit deux fois par jour. Pour t’habituer à la routine, je vais t’y conduire pour aujourd’hui.

- Et demain?

- Hé bien, tu pourrais m’apporter mon plat du matin et j’irai chercher ceux du soir.

- C’est équitable, lui dit le missionnaire.

- N’oublie pas que c’est toi qui es maintenant mandaté pour ce travail du matin.

- Tu peux te fier sur moi. Mais entre-nous, comment saurais-je s’il est dix heures puisque personne ne semble posséder d’horloge dans ce quartier? Je pourrais toujours me fier au soleil, mais votre fichu dôme m’empêche de le voir.

- C’est facile, lui répond Ludevick. Tu attends d’avoir faim et tu vas ensuite te poster devant le mur principal pour y attendre l’heure de la bouffe. Les chariots de nourriture sont programmés pour entrer dans notre quartier à dix heures précises et nous disposons de quinze minutes pour les vider avant qu’ils se remplissent rapidement d’azote liquide. Tu vois, celui qui aurait cette lumineuse idée de se cacher dans les chariots pour ensuite fuir de l’autre côté du mur, serait congelé avant de pouvoir jouir de sa liberté.

- C’est original pour empêcher une évasion.

- Oui Paichel, surtout que c’est moi qui suggéra cette brillante idée aux ingénieurs qui travaillaient pour moi au centre de sécurité publique. Mais comme tout système, il n’est pas sans faille. On avait songé à ceux qui voudraient s’évader en se cachant dans les chariots et non dans les grosses cruches thermiques dans lesquelles on place le lait.

- Tu veux dire qu’un homme pourrait s’y introduire avant que l’azote s’introduise dans les chariots transporteurs?

- Oui, le revêtement thermique d’une cruche nous protège contre le froid. Le problème n’est pas de sortir de notre quartier, mais d’y revenir dans le cas où nos amis refuseraient de nous aider à fuir la cité. Il faut des costumes spéciaux pour se protéger du poison solaire et par conséquent, ce n’est pas évident qu’on pourra s’en procurer facilement. Si l’un d’entre-nous se fait prendre en cavale illégale, aucun chariot de nourriture n’entrera dans notre quartier pour trois jours. Crois-moi, à moins d’avoir un plan d’évasion parfait, je te conseille de ne pas tenter de t’évader de notre paradis si tu ne veux pas nous priver de nourriture.

- Je n’ai pas l’intention de m’évader puisque mes Maîtres de l’invisible vont s’occuper de ce petit détail si je dois quitter ce ghetto.

Ludevick le conduisit devant un mur qui pouvait avoir une dizaine de mètres de hauteur et traversé à plusieurs endroits par des rayons laser qui détectaient instantanément la présence de quiconque s’en approchait à moins de trois mètres. Donc, il n’était pas possible de sauter ce mur sans se faire aussitôt identifier par le programme de sécurité publique. Bientôt, un petit cercle apparut au milieu de cette muraille de verre et se mit à grossir rapidement avant de la transpercer. On aurait dit qu’un puissant laser venait de le traverser en le désintégrant sans difficulté. Paichel vit alors un immense tube passer à travers le mur en traînant derrière lui une vingtaine de chariots ressemblant à des wagons de métro. Des centaines de rejetés sociaux s’approchèrent de ceux-ci dès que des panneaux s’ouvrirent comme des portes coulissantes.

- Viens, il faut se dépêcher à prendre notre bouffe, lui dit Ludevick en le pressant dans la foule.

- Je t’en prie, laissons passer les autres en premier puisqu’ils y sont avant nous, lui répondit le missionnaire qui n’appréciait pas sa façon de bousculer ceux qui se trouvaient devant eux.

- Apprends à foncer si tu veux manger deux fois par jour, lui cria Ludevick en arrivant l’un des premiers devant les chariots.

Paichel s’arrêta pour laisser les autres se servir avant lui. Comme lui avait prédit son compagnon, les portes se refermèrent avant qu’il puisse aller se chercher une boîte de nourriture et un verre de lait. C’était ainsi à chaque jour pour ceux qui n’étaient pas assez rapides. C’était ridicule de ne pas laisser tout le monde se servir avant de ramener les chariots de l’autre côté, mais ceux-ci étaient programmés pour demeurer quinze minutes et pas une seconde de plus. Balthazar s’approcha de son ami pour lui offrir de partager son repas.

- Je sais ce que tu penses, Paichel, mais malgré mes incessantes demandes pour nous accorder une demi-heure pour nous servir, les dirigeants de la sécurité publique refusent de rectifier le programme de distribution de nourriture.

- Ils s’y refusent ou n’ont pas le droit de le modifier?, demanda le missionnaire.

- Disons qu’ils n’osent pas contester un programme social qui est sensé être parfait!

Les chariots reculèrent rapidement en passant dans ce mur qui se referma aussitôt après sans laisser la moindre trace de leur passage. Les gens s’en retournaient avec des plats et d’autres marchaient tête basse en ruminant leur frustration. Comme eux, Paichel allait devoir se contenter de ce que son ami était prêt à lui offrir dans son assiette. Vraiment, la vie dans le quartier-poubelle n’était pas celle de la Plus Belle comme le prétendait Ludevick Mayer.

Le soir arriva d’un seul coup puisque la couleur du ciel artificiel passa du jaune au rouge pâle au début et qui allait devenir plus sombre jusqu’au moment où la cité serait plongée dans la noirceur complète de la nuit. Ce soir-là, on présentait un film sur l’immense écran arrondi de Centromax. Les citoyens n’avaient qu’à relever les yeux pour voir la voûte gigantesque se transformer en constellation après que des puissants rayons lasers y projetèrent un bref film documentaire sur la découverte d’une nouvelle planète de la constellation d’Orion. Paichel sentit son coeur battre d’exaltation en examinant cette grosse boule jaune qu’on disait peut-être habitée. En réalité, il s’agissait de MUTANT, l’une des planètes qui existaient à l’époque d’Arkara. On sait que celle-ci n’existait plus depuis des milliers d’années. Mais Mutant était toujours là puisque les astrologues venaient de la découvrir derrière un amas d’astéroïdes contenant du cristal et des tonnes d’émeraudes. Paichel pleura en réalisant que ces débris étaient ceux de son ancienne planète qui tournaient selon toute vraisemblance autour de Mutant comme un anneau de toute beauté. Le documentaire fut trop bref pour que notre homme en sache davantage sur la découverte de cette planète qu’un certain astrologue appelait simplement : X-15. Il était loin de se douter que Mutant était déjà habité par des êtres ayant des corps humains et des têtes d’animaux. À l’époque d’Arkara, les Mutansiens ou Mutantiens vivaient encore à l’âge de pierres, sauf quelques habitants qui furent éduqués par de puissants êtres lumineux qu’on appelait : Luminatisiens. Nous n’allons pas en dire plus sur eux et sur les Mutantiens, sauf qu’ils avaient évolués depuis cette époque et qu’ils voyageaient déjà dans le cosmos.

Une fois le film terminé, la majorité des rejetés sociaux se mirent à spéculer sur une éventuelle vie sur X-15, mais Paichel préféra se taire et se retira discrètement dans sa demeure. Puis, la nuit plongea bientôt Centromax dans la noirceur absolue afin d’obliger les citoyens à dormir. Paichel ne pouvait trouver le sommeil et marcha dans le quartier en tentant de ne pas trébucher partout. Il se retrouva bientôt devant le mur de la honte sans trop savoir pourquoi son coeur lui disait de s’en approcher. Alors une main féminine lui toucha le bras et notre homme crut que c’était celle d’Amanda.

- Paichel, c’est moi, Berthe.

- L’infirmière du groupe de scientifiques?

- Oui, ne crains rien, nous sommes tous de ton avis concernant ce monstrueux système informatisé qui contrôle nos vies. Je prends des risques en venant te retrouver dans ce quartier, mais depuis que je t’ai rencontré, je suis prête à tout perdre pour t’aider à accomplir ta mission. Ne sois pas si prude devant moi du fait qu’on t’oblige à vivre nu. Je le suis également si cela peut te rassurer.

- Je ne peux te voir, lui dit Paichel en souriant comme un enfant espiègle.

- Alors je vais t’aider à te convaincre que je ne te mens pas du tout, lui répondit la jeune femme en se serrant dans ses bras.

- Oui, tu m’as presque convaincu, balbutia Paichel avant de l’embrasser dans le cou.

- Prends ton temps, je suis si bien dans tes bras.

Puis, ils s’embrassèrent et ensuite, la nuit passa rapidement sans qu’on sache pourquoi. Les amoureux s’imaginaient avoir passé trop de temps à s’aimer, mais ce n’était pas la raison de cette courte nuit. Quelque chose venait de dérégler le programme du cycle horaire de Centromax sans qu’on puisse en comprendre les motifs. En réalité, ce sont les Maîtres de l’invisible qui avaient tout bonnement manipulés ce programme par le simple pouvoir de la volonté. Hector ne tarderait pas à venir constater lui-même les effets d’un système parfait dont on ne pouvait plus se fier pour gouverner le monde.

Tous les citoyens dormirent à peine quatre heures cette nuit-là et se levèrent vraiment fatigués pour prendre leur premier repas de la journée. Ceux qui avaient l’habitude de déjeuner au restaurant communautaire de la cité se firent repousser à la porte par deux androïdes à la peau légèrement violette.

- Retournez chez-vous, cria l’un d’eux et sans aucune émotion dans la voix. Il n’est que cinq heures du matin et nous ouvrons à sept heures selon la loi.

- Mais il est sept heures, jura un homme en maudissant la stupidité de ces portiers.

- Selon nos logiciels horaires, il est exactement cinq heures et deux minutes, lui répondit un androïde en claquant des doigts.

C’était facile de fermer ou d’ouvrir une porte dans cette cité moderne. Il suffisait de claquer une fois des doigts pour que la lumière se fasse dans une pièce, deux fois pour faire ouvrir une porte et trois fois pour la verrouiller. C’est ce que fit un portier dès qu’il vit une femme qui tentait de s’introduire quand même dans le restaurant malgré la loi. Les gens s’en allèrent travailler à sept heures trente et comme il fallait s’y attendre, ils trouvèrent les portes encore closes. Certains en profitèrent pour aller se promener dans un parc et des agents de sécurité les arrêtèrent pour vagabondage. En effet, il était interdit de flâner sur la rue et dans un endroit public entre sept heures trente et midi. Le même règlement s’appliquait entre treize heures et seize heures afin de décourager les citadins qui voudraient circuler à l’extérieur des lieux de travail. Donc, on arrêtait des écoliers fugueurs, des adolescents et adultes qui devaient ainsi justifier leur absence à des gardiens de la loi.

Dans le quartier-poubelle, Paichel et Balthazar prirent connaissance d’une lettre secrète que venait de leur remettre Berthe avant de s’en retourner chez elle en utilisant l’un des rares téléporteurs de cette cité. Il va sans dire que celui-ci lui fut fourni par ses collègues scientifiques qui prenaient beaucoup de risques pour laisser savoir au missionnaire qu’ils étaient prêts pour la RÉVOLUTION. Dans cette lettre, ils admettaient humblement s’être laissé endormir par la promesse d’une société sans guerre, sans violence et sans injustice en apparence seulement. Ils comprenaient que ce fameux programme O.M. contrôlait simplement les hommes sans pour autant les pacifier et les rendre meilleurs. Ils réalisaient amèrement n’être plus que des automates dans un système où les sentiments humains n’avaient plus leur raison d’être. Mais le plus dramatique, c’était le résultat final de l’analyse du poison qui empêchait le soleil de briller normalement sur Terre.

- C’est incroyable, s’exclama le nain en riant de bon coeur. La fausse Saturne ne serait pas un virus inventé par des fous, mais de la simple urine de chien?

- Oui, du pipi de pitou, mon brave ami, lui répondit Paichel avant de détruire cette lettre à la demande de Berthe. Ils sont catégoriques : Un anneau d’urine de chien tourne autour de la Terre et empoisonne l’air depuis qu’un certain chien s’amusa à pisser sur la planète.

- Hé bien, il aurait fallu un chien aussi gros que la lune pour accomplir ce prodige, lui répondit Balthazar d’un air amusé. Je crois plutôt qu’il s’agit d’une bombe bactériologique dont le composé serait proche de l’urine animale.

- Non, un chien a fait ses besoins sur la Terre et je crois comprendre pourquoi Hector demande de faire tourner la petite terre pour faire disparaître ce poison infect.

- Pardonne-moi de ne pas comprendre ce que tu sembles admettre sans t’en étonner d’ailleurs. C’est quoi cette “ petite terre ”exactement?

- C’est une bille fantastique qui ressemble étrangement à la planète Terre. Je dirais même que le boule de Primus Tasal est la Terre en miniature. Si ce chien l’a découverte pour finalement pisser dessus, tout s’explique facilement. Primus Tasal était un étrange petit singe qui voyageait dans le temps comme moi et qui possédait une bille magique qu’il considérait comme son enfant chéri. Il la faisait rouler en marchant sur elle et tout ce qui arrivait à sa Terre minuscule avait des conséquences immédiates sur la vraie Terre. J’ignore où se trouve le véritable propriétaire de cette bille, mais je suppose qu’il doit la rechercher vivement!

- Mais comment prouver que c’est bien le chien du professeur qui fit ses besoins sur cette bille magique?

- Mais n’est-ce pas Hector lui-même qui nous demande de faire tourner la petite terre? Il devait sûrement savoir ce qu’il faisait en pissant sur elle afin d’obliger les humains à vivre dans des cités de verre.

- Et qui lui aurait parlé des pouvoirs de cette bille magique selon toi?

- Le professeur Boufrac, évidemment.

- Mais si j’admets que tu as raison, comment l’aurait-il découvert?

- Crois-moi, personne ne pourrait découvrir cette bille magique. Cet homme en a hérité pour la nettoyer de ses déchets radioactifs puisque tout ce que l’on fait à cette terre magique arrive également à la vraie Terre. Primus Tasal a peut-être eu tort de lui confier celle-ci après tout!

- On dirait que tu cherches à me dire que ce professeur ne l’a pas fait?

- Mais juge par toi-même dans quel état se trouve la Terre et tu me diras ensuite si cet homme a vraiment désiré revoir les hommes vivre sur cette planète. S’il a eu l’occasion de remettre notre Terre en bon état, laisse-moi te dire qu’il ne l’a pas fait. J’ajouterai même qu’il était tellement indifférent à cette bille magique que son chien a finalement uriné dessus. Est-ce ainsi qu’on protège un trésor inestimable qui lui fut confié par le petit protecteur de la Terre?

- Boufrac était un être vraiment obsédé par ses recherches scientifiques, lui répondit le nain. Il se peut fort bien qu’il ait reçu cette bille magique sans pour autant deviner son importance. C’était le genre d’homme à travailler dans le désordre absolu et même oublier qu’il avait une femme et des enfants.

- Je crois comprendre que je t’ai blessé sans le vouloir en parlant ainsi de ce scientifique que tu sembles fort bien connaître, lui dit le missionnaire.

Balthazar baissa les yeux avant de répondre :

- Il était mon grand-père et j’avoue l’avoir rencontré à de rares occasions, tu sais! Un jour, il m’a fait boire une boisson de son invention qui devait selon lui m’empêcher de craindre le mal de l’espace lorsque nous quitterions la base lunaire avec les autres pour venir sur Terre. Je n’ai jamais éprouvé ce mal de l’espace, mais j’ai également cessé de grandir. Ma mère n’a jamais voulu dire à son père qu’il était responsable de ma petite taille.

- Je vois, lui répondit Paichel en baissant les yeux à son tour.

- Mais je t’assure que j’aime encore mon grand-père malgré tout. Crois-moi, ce n’était pas un méchant homme qui se serait amusé à empêcher les humains de vivre normalement sur Terre. C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas compris l’importance de cette boule magique, mais Hector l’a sûrement réalisé lorsqu’il a uriné sur celle-ci.

- Hector était le chien de compagnie de ton grand-père, n’est-ce pas?

- Oui, c’est un caniche androïde, c’est-à-dire, un automate à forme animale et le seul d’ailleurs à être réalisé puisque les animaux sont interdits dans la cité et encore plus dans les bases lunaires. Mon grand-père créa Hector pour lui tenir compagnie sur la lune.

- Si je comprends bien, c’est sur la lune que ce chien pissa sur la bille de Primus Tasal puisque la fausse Saturne existait déjà lorsque vous êtes arrivé sur Terre?

- Oui, elle existait déjà depuis au moins cinq ans lorsque nous sommes tous revenus sur Terre en abandonnant bon nombre de choses sur la lune. Je n’avais que quatre ans à l’époque mais je me souviens encore de ma mère qui pleurait à l’idée d’abandonner sa magnifique serre lunaire. Il faut dire qu’elle était botaniste et que mon père travaillait comme pilote de chasse pendant la dernière guerre. Il périt sur Terre comme les autres le jour de la fin des civilisations.

- Ton grand-père abandonna son laboratoire et plusieurs articles comme les autres habitants de la lune, n’est-ce pas?

- Oui, nous avions besoin d’apporter toutes les provisions d’air et donc, c’était inutile de s’embarrasser des articles qui ne pouvaient nous aider à survivre sous terre. Mais pourquoi cette question?

- Mais simplement pour savoir si la bille magique se trouve ici ou sur la lune.

- Elle est sûrement encore sur la lune parmi des milliers d’articles de notre ancienne colonie, lui dit le nain.

- Bon, il faudra donc se débrouiller autrement pour faire tourner la petite terre, lui dit le missionnaire. Mes Maîtres de l’invisible ne semblent pas d’avis qu’il soit prudent de ramener cette bille ici.

- Comment le sais-tu?

- Si c’était dans leur plan de me la confier un moment pour accomplir ma mission, ils ne m’auraient pas envoyer ici mais sur la lune. Non, ma mission est plus importante encore que de faire disparaître la fausse Saturne.

Paichel avait raison de croire qu’il y avait d’autres éléments dans sa mission que simplement permettre aux hommes de vivre à l’air libre. C’était le début d’une nouvelle liberté humaine qu’il fallait devoir instaurer en mettant un terme au pouvoir du programme O.M.

- Hector est ici, dit craintivement Ludevick Mayer en entrant en trombe dans la maison.

- À Centromax?, lui demanda Balthazar.

- Non, dans notre quartier, gémit l’ancien dirigeant en cherchant à reprendre son souffle. Il te cherche, Paichel.

- Ah! Crois-moi, ce n’est pas lui qui pourrait m’intimider si tu veux mon avis, lui répondit le missionnaire en sortant lentement de la maison.

L’homme vit de loin une foule de gardiens qui entouraient quatre porteurs aux visages sans expressions. C’étaient ces androïdes qui transportaient Hector bien protégé dans sa niche de verre. Il fixait les curieux habitants du quartier-poubelle en tenant une vieille balle entre les dents. On lui donnait d’ailleurs le nom de sceptre de l’autorité et donc, les enfants n’avaient pas le droit de jouer avec des balles comme les dirigeants qui imitaient parfois leur maître en mordant dans de toutes petites boules rouges et blanches pour montrer au peuple qu’ils détenaient un peu de pouvoir. Le caniche voulait rencontrer Paichel pour lui japper après et le mordre afin de lui apprendre à ne pas s’infiltrer dans son monde sans avoir été demandé par son programme O.M.

- C’est Hector, gémit le nain en demeurant tout de même près de son ami.

- C’est avant tout un chien qui possède simplement un programme sophistiqué dans sa petite cervelle, lui répondit froidement le missionnaire.

Des gardiens armés de bâtons électrifiés tendirent ceux-ci devant une foule de curieux pour les tenir à distance et ensuite, les androïdes déposèrent délicatement la niche du superbe Hector sur le sol. Le chien en sortit aussitôt pour s’approcher du missionnaire qui le regardait d’un air amusé.

- Lance-moi ta balle, mon brave chien, lui demanda Paichel après s’être accroupi devant lui.

- Je t’en supplie, lui dit Ludevick apeuré, ne te moques pas du maître de nos destinées.

- Allons Hector, je vais jouer avec toi si tu me lance ta balle, répéta Paichel en tendant la main devant l’animal.

Alors, le miracle s’accomplit lorsque le chien laissa sa balle rouler devant l’homme qui l’attrapa aussitôt pour la lancer dans un coin d’une ruelle.

- Apporte la balle mon brave chien.

- Il se moque de toi, Hector, dit un androïde.

- Non, c’est ainsi que mon maître aimait jouer avec moi, lui répondit le chien avant de s’élancer vers la ruelle.

Hector rapporta fièrement la balle et Paichel lui caressa le dos en lui souriant. La bête comprenait instinctivement que cet homme aimait les chiens et surtout qu’il avait déjà deviné qu’elle était malheureuse de devoir gouverner les cinq cités de la Terre. En réalité, Hector était simplement porteur d’un programme universel qui contrôlait tout à partir de sa tête.

- Écoute, ton maître serait fier de toi puisque personne n’est parvenu à t’attraper pour te voler ce programme qu’il avait caché dans ta tête.

- Je pourrais te dire pourquoi je fuyais mon maître, mais tu ne pourrais comprendre mon langage, lui dit l’animal.

- Tu te trompes, je suis capable de comprendre le langage de tous les animaux. Je sais que tu as fais pipi sur une grosse boule que détenait ton maître.

- Comment le sais-tu? Personne ne pouvait le savoir.

- Mais c’est toi qui disais aux scientifiques de faire rouler la petite terre parce que tu savais fort bien que la fausse Saturne n’était que l’odeur que tu avais laissée sur cette bille.

- Oui, lui répondit Hector, mais j’ignorais qu’elle était la Terre en miniature. Je voulais une grosse balle et mon maître refusait de m’offrir celle-ci avant de savoir pourquoi quelqu’un s’était amusé à la placer secrètement dans son laboratoire. Alors, j’ai eu envie de la mouiller de mon odeur pour que mon maître décide de s’en débarrasser.

- Le professeur Boufrac refusa quand même de te l’offrir?

- Oui, il me fit la promesse de m’en offrir une plus petite et plus molle lorsque nous serions retournés sur Terre. Il n’était pas question d’amener cette grosse bille avec nous puisque les autres membres de la colonie lunaire emportaient également le strict minimum dans leurs bagages. Mon maître cacha cette petite balle dans son costume de l’espace afin de me l’offrir sur Terre. Mais avant de l’obtenir, j’ai accepté qu’il m’introduise un programme spécial dans la tête. J’ai subitement réalisé que tous les ordinateurs et logiciels m’obéissaient dès que je donnais des ordres qui m’étaient dictés par mon programme.

- Donc, tu n’es pas plus libre que les autres à cause de ce fichu programme qui fait tout ce qu’il faut pour nous rendre esclaves des logiciels et des ordinateurs, lui dit le missionnaire. Tu sais, tes amis androïdes nous regardent et cherchent à comprendre notre langage. Je pense qu’il est inutile de les convaincre que ton programme doit disparaître avant qu’il transforme le cerveau humain en véritable logiciel. Tu es un brave chien qui pourrait devenir mon compagnon de route comme tant d’autres l’ont été au cours de mes aventures dans le temps. Si tu es mon ami, il faut m’aider à mettre un terme à cette petite puce sophistiquée qui loge dans ta cervelle.

- Je suis ton ami, mais je suis venu ici pour te mordre. Si mes accompagnateurs ne peuvent comprendre notre langage en ce moment, ils attendent tout de même que je te prouve que c’est moi le maître de cette planète. Je ne veux pas te mordre, mais si je ne le fais pas, ils vont croire que je suis déprogrammé et prendront alors le contrôle du système planétaire.

- Je crois que tu as raison puisque tes compagnons nous observent en cherchant à deviner nos pensées. Mes Maîtres de l’invisible sont là pour brouiller mes ondes cérébrales et les tiennes pour la durée de notre entretien. Mais si tu dois me mordre, dis-moi avant ce que je dois faire pour mettre un terme à ton programme O.M.

- Il te suffit d’avoir le mot de passe pour entrer dans mon programme que tu pourras ensuite modifier selon tes désirs. Pense au feu dans mon nom et transforme-le en chiffres qui correspondent aux lettres de l’alphabet.

Le missionnaire rapprocha volontairement sa main de la tête d’Hector en sachant fort bien que les quatre androïdes considéraient ce geste fort dangereux pour le programme qui se trouvait exactement derrière l’oreille droite du chien. Mais l’animal le mordit aussitôt pour alors entendre un petit cri de douleur. La bête s’en retourna dans sa niche après avoir ramassé sa balle et ses accompagnateurs satisfaits ordonnèrent aux gardiens de conduire Paichel dans la salle des concerts. Balthazar versa aussitôt des larmes en réalisant que son ami allait devoir mourir. Le prisonnier qui se tenait la main ensanglantée se laissa docilement conduire dans une sphère mobile et celle-ci l’emporta rapidement en dehors du quartier-poubelle. Dès qu’ils apprirent son arrestation, les scientifiques de Centromax demandèrent à le voir une dernière fois afin de s’assurer qu’il puisse subir cette mise à mort par des sons subliminaux. C’était évidemment un prétexte pour sauver Paichel et pour agir rapidement dans le cas où notre homme saurait comment s’y prendre pour libérer les hommes de ce monstrueux programme universel. Le missionnaire se retrouva de nouveau devant le groupe de scientifiques et fit un large sourire à Berthe.

- Nous savons que tu viens de parler à Hector, lui dit le docteur Poker d’une voix désespérée. Il t’a finalement mordu et nous ne pouvons rien faire pour empêcher les gardiens de te conduire à la salle des concerts si tu n’as pas un plan précis à nous proposer.

- Je sais comment entrer dans ce maudit programme, lui répondit Paichel en laissant l’infirmière lui panser sa main. Hector est de notre côté, mais vous devez admettre qu’il devait me mordre pour laisser croire à ses accompagnateurs qu’il était mon ennemi. Monsieur l’informaticien, c’est sur toi que repose la réussite de notre plan puisque ce chien m’a révélé partiellement la manière d’entrer dans son programme pour le modifier.

- Le mot de passe? Oui, si je peux l’obtenir, je pourrai modifier ce programme pour qu’il s’efface tout simplement de la cervelle d’Hector.

- Bon, il faut d’abord trouver un mot qui soit le synonyme d’Hector et qui représente le feu.

- Hector est l’anagramme parfait du mot TORCHE, lui répondit sans attendre un anthropologue.

- Exactement, lui répondit Paichel en souriant. Maintenant, il faut le traduire en chiffre en nous fiant tout simplement aux lettres de l’alphabet.

- Cela fut fait rapidement. Le chiffre était 20.15.18.3.8.5.

- Ne perdons pas de temps, dit nerveusement le docteur Poker en attirant l’informaticien vers un gros ordinateur qui servait à analyser normalement les données de toutes les informations qui circulaient dans la cité.

Paichel se promenait dans la pièce en compagnie de l’infirmière pendant que les scientifiques suaient à l’idée d’un éventuel échec. En effet, le système O.M. était conçu pour donner l’alerte générale dès qu’une erreur s’introduisait dans son programme. Donc, l’informaticien pouvait dire adieu à sa carrière si le programme décelait la moindre irrégularité en entrant le mot de passe. En deux mots, il fallait avoir le bon numéro du premier coup. L’homme ressentit toutefois une étrange sensation en pitonnant sur le clavier. Quelque chose lui disait que sa mission sur Terre était de se battre contre la machine et surtout, de se fier à son expérience pour la vaincre. Ainsi, l’informaticien trouva le courage, l’audace et la foi pour se mesurer à une intelligence artificielle parfaite. Ses collègues ne parlaient pas pour éviter de le déconcentrer.

- Le programme me demande de m’identifier avant que je lui donne le mot de passe, dit l’homme d’une voix inquiète.

- Donnez-lui le nom de Boufrac, lui répondit calmement Paichel.

- Pourquoi pas celui d’Hector?, lui demanda le docteur Poker.

- Hector n’est pas le concepteur de ce programme, mais Boufrac, lui fit savoir le missionnaire en souriant.

- Pourquoi pas, dit l’informaticien en entrant le mot Boufrac. Attendez, il me demande cette-fois de lui donner le code d’accès. Si ce n’est pas le bon vous savez, nous allons tous nous retrouver dans la salle des concerts.

Un sourire apparut sur sa figure dès que l’écran lui fit voir le fichier des menus. Tous les regards fixèrent les doigts habiles de ce spécialiste pendant qu’il effaçait les uns après les autres les lettres O.M. pour les remplacer par H.O.M.M.E. À chaque fois, le programme lui demandait inlassablement : Pouvoir O.M sera dépendant du programme Homme?

- OUI, lui indiqua l’informaticien en transférant tous les fichiers O.M. dans un nouveau programme appelé HOMME.

- Il va perdre son pouvoir d’agir ou quoi?, lui demanda le médecin en souriant.

- Ce programme va devenir un gros logiciel sans plus, lui répondit l’autre en continuant de transférer des données. Son intelligence artificielle demeure dans le programme O.M, mais comme je vais le vider de toutes ses informations en les transférant dans le nouveau programme que je viens de créer, elle ne pourra plus intervenir.

- Tu veux dire que l’intelligence artificielle va devoir analyser une mémoire vide?, lui demanda Paichel d’une voix satisfaite.

- Oui, c’est elle qui contrôlait tout et je viens de lui enlever simplement sa mémoire. C’est comme si un génie perdait la mémoire. Il ne sait plus rien même s’il est intelligent.

Un simple essai du nouveau programme suffit à convaincre les quatre androïdes de leur inutilité dans un monde reconquis par l’Homme. Ils tentèrent d’ordonner la mise à mort de Paichel et des scientifiques dès qu’ils comprirent qu’Hector courait autour d’eux en jappant joyeusement comme un jeune chiot excité par son autonomie. Avant, c’était un automate, mais grâce à l’informaticien, il se fit programmer pour agir strictement comme un vrai chien. Il voulait jouer en déposant sa balle devant ses anciens accompagnateurs, mais ceux-ci le frappèrent à coups de pieds pour qu’il aille jouer ailleurs. Sans perdre de temps, ils analysèrent leur programme pour voir ce qui n’allait pas avec celui-ci et perdirent également leur mémoire dès qu’ils reçurent l’information VIDE de cet ancien programme. Il effaça logiquement les anciennes données pour les remplacer par les nouvelles. Comme il n’y avait plus rien dans son programme, c’est ce NIL ou néant que les automates durent approuver sans contester. Ils sombrèrent dans une sorte de coma qui durerait aussi longtemps que les hommes libres voudraient bien se passer de leurs services.

Paichel demanda à l’informaticien de lui trouver le numéro de l’urne que recherchait Balthazar depuis la mort de ses enfants et retourna dans le quartier-poubelle pour annoncer la fin du règne Hectorien. Il prit soin d’emporter une grande quantité de vêtements pour vêtir les anciens rejetés qui l’accueillirent en héros. Il fit ouvrir les portes en invitant ces gens à retourner dans la cité comme des hommes et femmes libres. Le missionnaire savait fort bien que Balthazar s’arrêterait fatalement devant le lampadaire afin de le toucher à son goût. Alors qu’il caressait bons nombres d’urnes funéraires, Paichel lui prit la main et la posa sur la septième urne en disant:

- Oui, c’est celle-ci qui contient leurs cendres. C’est un ami qui a fouillé dans le registre des décès pour moi.

- Tu es très noble et généreux, lui répondit le pauvre nain en caressant la pierre sans pleurer. Je devais toucher celle-ci pour me confirmer leur mort. Maintenant que c’est fait, nous pouvons suivre les autres dans la cité afin de voir comment les gens s’organisent sans programmes sociaux.

En effet, il ne faut pas croire qu’on puisse changer de système sans créer de confusion. Plus rien ne fonctionnait dans Centromax, pas même les couleurs du jour et de la nuit. C’était une cité paralysée, tout comme les autres de la Terre. L’ancien programme contrôlait absolument tout ce qui pouvait fonctionner par informatique. Donc, les gens ne savaient plus se débrouiller pour vivre sans dépendre des ordinateurs, des logiciels et des programmes de toutes sortes. C’était comme si les habitants du XXIIIe siècle devaient retourner à l’âge de pierre.

Il serait ridicule de s’imaginer qu’on pouvait vouloir retourner aux temps des hommes des cavernes lorsqu’on possède encore les moyens techniques pour vivre autrement. C’est ce qui arriva dans ces cités où les scientifiques réorganisèrent la société sans toutefois se fier dorénavant à des ordinateurs et des automates. Ils devinrent finalement au service de l’homme comme cela aurait dû l’être dès leur invention. La société imparfaite était à l’odeur de l’humain, mais pourquoi en serait-il autrement puisque personne ne peut prétendre être parfait?

Il restait la question de la fausse Saturne à résoudre. Paichel vit un matin ce cher Hector s’approcher tristement en disant dans son langage animal :

- Je dois me cacher des gens puisqu’ils me craignent encore.

- Ha! Ils sont humains, lui répondit le missionnaire avant de le flatter derrière les oreilles. Il faudra leur laisser un peu de temps avant qu’ils réalisent que tu n’es plus le maître de cette planète. Tu vois, en deux ans, nous avons accompli beaucoup de choses, mais il reste tant à faire encore! Bientôt, nous ouvrirons des écoles où les enfants devront apprendre leurs leçons plutôt que de se les faire introduire dans la tête à coups de logiciels. Les enfants me boudent également depuis que leurs parents leur font retirer les boîtes à mémoire artificielle, mais un jour, ils se féliciteront de faire eux-mêmes l’effort d’apprendre ce qui les intéressent dans la vie.

- Tu travailles durement pendant que j’ai simplement le goût de jouer. Est-ce cela un chien?

- Hum! Si des enfants t’entendaient, ils se presseraient d’aller étudier au lieu de jouer. Non, ce n’est pas à cause de cela que tu es un chien. Moi aussi j’aime bien jouer. Veux-tu que je lance ta balle?

- Oh! Oui! Je vais te la rapporter sans bouger d’ici.

- Tu te moques de moi? Tu es une charmante bête, mais ce n’est pas bien de mentir à son ami.

- Lance-là pour voir!

Paichel lança la petite balle et Hector la fit revenir docilement après avoir tourner sur lui-même en jappant joyeusement. L’homme lança de nouveau la balle pour tenter de deviner le truc sans y parvenir. La petite balle roulait lentement à sens inverse pour finalement s’arrêter devant lui.

- Sacré-nom-d’un-chien, ta balle est magique ou quoi?

- Pourquoi dis-tu que j’ai un nom sacré?

- Non, c’est simplement mon patois. Écoute, je viens de comprendre que cette balle roule comme une bille magique.

- Comme celle qui se trouvait dans le laboratoire de mon maître Boufrac?

- Oui, ce savant était un véritable génie pour parvenir à enfermer la terre de Primus Tasal dans ta petite balle. Je suis convaincu que tu accepteras de me la confier si le sort des hommes en dépend.

- Oui, je te la donne si tu acceptes de me laisser t’accompagner partout comme les compagnons de tes aventures.

- C’est évident que j’accepte ton offre puisqu’il est vrai que j’ai presque toujours un chien qui m’accompagne dans mes différentes aventures dans le temps. L’un d’eux s’appelait BOUBOU. Je l’avais surnommé ainsi puisque ses énormes crocs étaient toujours pleins de boue. C’était une brave bête malgré tout et surtout très fidèle.

Hector lui laissa prendre sa balle favorite et le suivit comme une ombre dans un petit appartement moderne où y logeait notre homme en compagnie de Berthe. La gentille infirmière donna un bon bain au nouveau pensionnaire à quatre pattes pendant que Paichel s’empressa de défaire le recouvrement de la fausse balle. Il trouva la terre fantastique de Primus Tasal qui était à peine plus grosse qu’une noix. Il remarqua aussitôt la présence d’une fine couche de colle claire qui entourait cette terre minuscule et surtout, qu’elle sentait vraiment mauvais. Il humecta un linge doux pour nettoyer sa précieuse découverte et vit alors sur l’écran d’un mur de cuisine la projection d’une émission spéciale annonçant la diminution rapide de la fausse Saturne. Des scientifiques tentaient d’en expliquer la cause pendant que notre homme continuait de frotter sa bille en riant de bon coeur.

- La voici cette fausse Saturne, pauvres aveugles, se disait-il à haute voix.

- À qui parles-tu, mon amour?, lui demanda Berthe en revenant en compagnie du chien recouvert de poudre de bain.

- Regarde, c’était cela qui empêchait le soleil d’éclairer la Terre sans l’empoisonner. Je comprends parfaitement que cette colle était cancérigène et que sa vapeur pouvait bien polluer l’atmosphère!

- Es-tu sérieux?, lui demanda Hector en respirant de soulagement. Ainsi, ce n’est pas mon pipi qui fut la cause de tant d’années de pollution sur Terre?

- Disons qu’il fit mourir la végétation à l’endroit où tu mouillas la bille magique, mais ce n’était pas suffisant pour empêcher la Nature de refaire sa beauté à travers le monde. Non, c’est le professeur Boufrac qu’il faudrait accuser, mais je ne pense pas qu’il réalisa les conséquences de son geste lorsqu’il cacha la petite terre magique dans ta balle. L’important, c’est que ce fichu anneau cesse d’empoisonner la planète. Quant à la bille fantastique de Primus Tasal, je vais la cacher quelque part dans le monde où personne ne pourra la retrouver. Il ne faut surtout pas qu’elle tombe entre les mains d’un ambitieux. Pour écraser un continent, il lui suffirait simplement de presser sur celui-ci avec son petit doigt. Vous voyez ça une grosse planète comme la nôtre dépendre des humeurs d’un tel individu? Il n’aurait qu’à placer la bille dans sa main pour l’écraser comme un oeuf et peu de temps après, la Terre se briserait également sans qu’on puisse empêcher le pouvoir de cette étrange terre minuscule d’agir sur la nôtre.

- D’où vient donc cette fantastique petite terre?, lui demanda sa compagne par curiosité.

Le missionnaire lui raconta l’histoire des Maîtres de la forêt verte avant d’aller placer la bille magique dans un endroit humide de la salle de bain afin que le ciel s’ennuage rapidement et qu’il pleuve régulièrement sur Terre. La petite bille allait devoir être cachée ailleurs un peu plus tard, mais pour le moment, c’était un bon endroit. Berthe conduisit son amoureux au salon pour lui montrer la nouvelle peinture des murs. Comme le missionnaire n’était pas certain d’aimer ce gros vert olive, sa compagne lui donna le petit contrôleur de couleur en lui disant d’une voix déçue :

- Moi je trouvais cela très joli puisque j’aime les olives.

- J’adore également les olives, mais pas sur les murs. Un beau rouge cerise serait pas mal. Tu ne penses pas?

Dans ce monde très moderne, il était inutile de peinturer soi-même les murs et les plafonds. Comme ils étaient de verre, il suffisait de changer la couleur des néons dissimulés dans ceux-ci. Mais voilà, plus c’est facile de changer la couleur des murs, moins on parvient à s’en contenter longtemps. Paichel et Berthe passèrent quelques heures à pitonner sur les couleurs pour finalement s’entendre pour fermer les lumières. Ils rirent un moment dans le noir et se mirent au lit pour faire la paix.

Quelques semaines plus tard, la fausse Saturne n’existait plus et la pluie tombait régulièrement sur de vastes étendues de verdure qui furent longtemps désertiques. Les citoyens des cinq cités se fréquentaient souvent en respirant l’air frais sans devoir utiliser des masques comme autrefois. Il fallut plusieurs années pour vraiment songer à quitter les gros dômes afin de s’établir dans des maisons ordinaires. C’était devenu le rêve collectif de se faire AGRICULTEUR. On voulait vivre de la terre et surtout, sur une Terre sans frontières. Un matin, des enfants s’agenouillèrent joyeusement devant des petites fleurs jaunes qui avaient poussé pendant la nuit. Personne ne voulait piétiner ces simples pissenlits printaniers. C’étaient les premières fleurs du nouveau monde si longtemps demeuré stérile. Un artiste dessina donc un pissenlit et les pionniers de la nouvelle race humaine en firent le symbole de la force vitale.

Le temps passa et comme l’avaient promis les Maîtres de l’invisible, il fut bientôt possible de cultiver le sol qui donna sa première récolte de blé. Paichel et Hector voyageaient beaucoup pour visiter les pionniers. Ils travaillaient fort, mais c’étaient des visages heureux que notre missionnaire rencontrait sur sa route.

Un jour, Hector devint si vieux que la pauvre bête s’endormit dans les bras de son ami pour toujours. De nouveau seul, le missionnaire termina son terme dans cette époque en l’an 2284. Il vit un matin le couloir Intemporel devant lui et s’y laissa conduire par son coeur qui lui disait ainsi : “ Il faut partir puisqu’une autre mission t’attend quelque part”.

On chercha longtemps cet étrange missionnaire et personne ne le retrouva puisqu’il vivait à présent à l’époque de l’Antiquité. Alors, on lui érigea une statue, haute de quatre cents mètres afin que les générations suivantes se souviennent de ce farfelu personnage vêtu d’un tutu et tenant dans sa main ce célèbre chien qui gouverna la planète un certain temps. Le missionnaire fut donc représenté en tutu afin qu’on sache que l’habit ne fait pas le moine...même si un tutu ne cache pas tellement plus que le moine. La statue fut installée près d’un cours d’eau qu’on appela : Courant de la liberté. Juchée sur un bloc de pierre, on pouvait lire sur celui-ci et en grosses lettres :

PAICHEL ET HECTOR

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